Ce qui manque encore pour sceller la paix au Pays basque

Op-ed written by ICG member Pierre Hazan in Le Temps. Source

 

 

Pierre HazanL’ultime conflit armé d’Europe occidentale a pris fin il y a exactement deux ans. Mais il reste à bâtir la paix: l’ETA, qui ne s’est pas dissous, campe sur un certain nombre de positions, tout comme le gouvernement central. Le processus de réconciliation durera encore des années. Par Pierre Hazan, membre du Groupe international de contact sur le conflit basque qui avait co-organisé la conférence de paix, spécialiste de justice internationale et enseignant au Centre de recherche et d’action humanitaire (IHEID, Genève)

Il y a deux ans, le dernier conflit armé d’Europe occidentale prenait fin. Le groupe armé ETA renonçait à la violence, suite à la conférence de paix qui se tint le 17 octobre 2011 à San Sebastian, dans la résidence d’été du général Franco. Mais le silence des armes ne suffit pas. L’enjeu aujourd’hui est de construire une véritable paix, alors que le gouvernement espagnol campe sur son immobilisme, et que l’ETA n’a pas désarmé, ni annoncé sa dissolution. L’espoir le dispute désormais à la frustration, même si des mesures de justice transitionnelle tentent de régler l’héritage d’un demi-siècle de violence.

L’espoir est tangible car, après un millier de morts et une société durement marquée par les années de plomb, la page de la violence est enfin résolument tournée. Espoir encore, car de nombreuses initiatives en matière de justice transitionnelle ont été lancées pour construire une véritable paix. Les indépendantistes de la gauche abertzale ont prononcé de timides demandes de pardon envers les victimes de l’ETA et demandé la constitution d’une commission vérité et réconciliation. Des membres de l’ETA ont, eux aussi, publiquement exprimé des «regrets». En 2012, l’initiative «Glentree» a été rendue publique: en toute discrétion, pendant cinq ans, des victimes de l’ETA ainsi que des victimes des commandos para-policiers du GAL, de l’extrême droite et des violences policières se sont rencontrées et sont parvenues à se mettre d’accord sur un document qui reconnaît les souffrances infligées et invite la société à travailler à un processus de réconciliation.

Tout aussi significatif, le gouvernement basque a approuvé en juin 2012 le décret qui offre une assistance aux victimes de la torture et des violences policières commises entre 1960 et 1978, soit depuis la création de l’ETA sous la dictature franquiste jusqu’à l’adoption de la Constitution démocratique espagnole.

Le parlement basque va maintenant se prononcer sur l’idée de créer une commission qui enquêterait sur les allégations de torture et de mauvais traitements par les forces de sécurité espagnoles de 1978 à 2013. Cette question est politiquement et judiciairement cruciale. Pour Madrid, les seules victimes qui existent sont celles de l’ETA. L’affaire est d’autant plus délicate pour les autorités espagnoles que, s’il devait s’avérer que des aveux des membres de l’ETA ont été extorqués sous la torture, les preuves récoltées ne seraient plus recevables. De leur côté, 10 000 Basques affirment avoir été torturés par les forces de sécurité espagnoles. Différents organes de l’ONU estiment que des mauvais traitements et la torture ont bel et bien été commis par ces forces. En janvier prochain, une vaste étude médicale, conduite selon les standards internationaux en matière d’analyse de torture, rendra ses conclusions, qui ne surprendront sans doute pas grand monde dans le Pays basque.

Sur décision du gouvernement basque, un groupe de travail formé de personnalités appartenant à différentes sensibilités politiques a également enquêté sur les violences commises par toutes les parties durant les décennies de conflit. Selon les conclusions de ce dernier, rendues récemment, l’ETA a tué 837 personnes et blessé environ 2500 autres, les forces de sécurité ont tué 94 personnes et blessé près de 750, à quoi il faut ajouter les victimes des groupes para-policiers et de l’extrême droite, soit 73 morts et plus de 400 blessés. Une analyse à laquelle Madrid ne souscrit pas, refusant d’élargir la catégorie de victimes hors de celles de l’ETA. Il n’empêche. Toutes ces initiatives de justice transitionnelle participent à créer un environnement favorable à la résolution du conflit.

Cependant, des points de blocage subsistent. L’ETA existe toujours. Le groupe armé a laissé entendre qu’il était désormais prêt à désarmer, ce qui constituerait un préalable à sa dissolution. Il attend en contrepartie des gestes du gouvernement Rajoy concernant les quelque 650 prisonniers membres de l’ETA détenus dans les prisons espagnoles et françaises. Madrid et Paris pourraient ainsi renoncer à leur politique de dispersion des prisonniers de l’ETA. Madrid peut aussi mettre fin à la doctrine Parot, qui permet de détenir des détenus bien longtemps après qu’ils auraient pu être libérés. Le gouvernement sera d’ailleurs incité à le faire suite au jugement rendu hier par la Cour européenne des droits de l’homme, qui exige la libération d’une militante de l’ETA touchée par cette doctrine.

Ces mesures de confiance sont nécessaires pour refléter la réalité politique actuelle du Pays basque. La dynamique de paix engendrée depuis deux ans a produit d’incontestables résultats. L’intimidation et le soi-disant «impôt révolutionnaire» prélevé par l’ETA pour maintenir son réseau clandestin n’existent plus. Les élections se déroulent dans un climat pacifique. Les nationalistes indépendantistes, avec 25% des voix, sont mêmes devenus la deuxième force politique du Pays basque aux élections régionales de 2011, derrière le PNV, le parti nationaliste historique basque (mais non indépendantiste), qui a obtenu 34% des suffrages. Bref, le conflit s’est déplacé sur le terrain politique, même si Madrid campe sur sa vision d’une Espagne unitaire et si les nationalistes basques revendiquent toujours leur droit à l’autodétermination.

Mais la transformation de la situation au Pays basque n’a rencontré jusqu’ici que l’immobilisme de Madrid, qui n’avait pas participé à la conférence de paix d’octobre 2011 et refuse de revoir sa politique pénitentiaire. De quoi provoquer un sentiment de profonde frustration au sein de larges segments de la société basque. Vraisemblablement, le gouvernement espagnol estime aujourd’hui qu’il n’a plus rien à craindre puisque l’ETA a décrété unilatéralement la fin de la lutte armée. Toute menace sécuritaire a disparu, à moins que l’organisation ne retourne à l’utilisation de la violence, ce qui lui ferait perdre toute crédibilité.

Mais cette politique comporte ses dangers. Il y a nécessité que l’adieu aux armes soit ritualisé par la parole des autorités espagnoles. Pour permettre à des militants qui ont vécu des années dans une tour d’ivoire, ancrés dans leurs certitudes idéologiques, de reformuler une identité qui soit désormais ouverte. Et pour leur permettre ainsi de réintégrer la société contre laquelle ils étaient en guerre. Le gouvernement espagnol peut prendre des initiatives en ce sens, en particulier en cessant sa politique de dispersion des prisonniers.

A la mort du général Franco, la transition vers la démocratie s’est construite sur «el pacto de olvido» (le pacte de l’oubli). Désormais, la deuxième transition est engagée pour clore définitivement les décennies de braise du conflit basque. Et cette transition, à la différence de la précédente, ne se fera pas sur l’oubli mais, au contraire, sur la reconnaissance des responsabilités.

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